Depuis longtemps les astronomes
soupçonnent que 90% de la masse de l'Univers est constituée de matière
sombre, n'émettant pas de lumière, et dont la nature reste
mystérieuse. Les grands relevés astronomiques habituels ne permettent
que de cartographier la partie visible de l'univers, les galaxies, qui
ne constituent donc que la fraction émergée de la distribution de
matière à grande échelle.
Une équipe française a annoncé la première détection directe de
matière noire par effet d'astigmatisme gravitationnel cosmique. En
effet, les hétérogénéités de la répartition de matière à grande
échelle perturbent, à la manière de vastes lentilles, les trajectoires
des rayons lumineux. Les objets lointains comme les galaxies nous
apparaissent alors légèrement déformés, trahissant les concentrations
de matière qui peuvent se trouver à proximité des lignes de visée.
C'est ce phénomène, l'astigmatisme cosmique, qui a été mis évidence
pour la première fois sur des clichés très profonds de galaxies. Pour
y parvenir, les chercheurs ont analysé des images astronomiques
obtenues avec le Télescope Canada-France-Hawaii (CFHT) au cours des
deux dernières années et mesuré les formes moyennes d'environ 200,000
galaxies lointaines réparties sur 2 degrés carré (soit environ 16 fois
la taille de la pleine lune). Ils ont constaté que celles-ci sont
allongées de manière cohérente sur de grandes échelles angulaires. La
précision avec laquelle cette petite déformation résiduelle (de
l'ordre du pourcent) a été mise en évidence ne permet qu'une
explication: il s'agit bien de l'effet d'astigmatisme gravitationnel
par la matière noire, prédit et recherché depuis une dizaine d'années.
Ce résultat a été aussitôt partiellement confirmé par deux autres
équipes, l'une anglaise et l'autre américaine, qui retrouvent sur des
données indépendantes un des points de mesures de l'équipe française.
La mesure de l'astigmatisme cosmique fait l'objet d'une vive
compétition internationale. L'objectif à terme est de véritablement
cartographier la distribution de matière noire à grande échelle ce qui
doit permettre d'affiner notre compréhension de l'évolution de
l'Univers, et en particulier mettre à jour les mécanismes
d'instabilité gravitationnelle qui sont à l'origine des grandes
structures. En effet la façon dont la matière noire s'aggrège pour
former un vaste réseau filamentaire raconte l'histoire de l'Univers et
révèle les conditions initiales qui ont présidés à sa formation.
L'effet d'astigmatisme cosmique avait été prédit il y a une dizaine
d'années, mais à un niveau si faible que sa détection était alors une
vraie gageure. Cependant l'intérêt de telles mesures était trop grand
pour passer inaperçu. Une équipe de chercheurs pilotée par l'Institut
d'Astrophysique de Paris (IAP) s'est donc constituée pour relever ce
défi. En regroupant leurs expertises et leurs ressources, ils sont
parvenus à mettre en place un grand programme d'observations
exploitant la nouvelle caméra CCD panoramique du CFHT, les ressources
du centre de traitement massif d'images TERAPIX de l'IAP et de
nouveaux outils d'analyses statistiques d'images mis au point à cette
occasion au cours des cinq dernières années.
La première observation des effets de distorsions gravitationnelles
produits par la matière noire de l'Univers est donc une grande
première. Elle permet d'ores et déjà de donner des contraintes sur
l'amplitude des fluctuations de densité de matière noire mais surtout
démontre que le projet de dresser les premières cartes du ciel de la
distribution de la matière non lumineuse est désormais possible. Dans
deux ans, la nouvelle caméra MegaCam construite au Service
d'Astrophysique du CEA pour le CFHT commencera à photographier de
vastes zones du ciel. Les cosmologistes disposeront alors d'un outil
unique au monde pour visualiser la distribution de matière noire dans
l'Univers et en comprendre l'histoire. C'est une nouvelle fenêtre pour
l'étude de l'Univers qui vient de s'entrouvrir.
L'équipe à l'origine de cette mesure regroupe L. van Waerbeke (Canadian
Institute for Theoretical Astrophysique, Toronto, Canada), Y. Mellier,
R. Maoli, E. Bertin, B. Fort, E. Dantel-Fort (Institut d'Astrophysique
de Paris et Observatoire de Paris), F. Bernardeau (Service de Physique
théorique, CEA, Saclay), J.-C. Cuillandre (Canada-France-Hawaii
Telescope, USA), T. Erben et P. Schneider (Max Planck Institute fur
Astrophysik, Garching, Germany), H. Mc Cracken et O. Le Fèvre
(Laboratoire d'Astronomie Spatiale, Marseille) et B. Jain (Johns
Hopkins University, Baltimore, USA)
Ce programme fortement soutenu par l'Institut National des Sciences de
l'Univers du CNRS et le Programme National de Cosmologie a par
ailleurs reçu un soutien de la région Ile-de-France par
l'intermédiaire du pôle de Traitement d'information et de Simulation
situé à l'IAP. (Programme POLARIS).
Illustration
des effets d'astigmatisme cosmique. La figure 1 est une simulation
numérique qui montre la distribution de la matière noire dans un
grand volume de notre Univers. La taille de la boite est d'environ 1
milliard d'années-lumière. Plus la zone est brillante, plus la
densité de matière noire est grande. La matière noire se concentre
selon une immense toile qui relie des régions très denses où se
forment les amas de galaxies. Sur la partie en arrière plan du cube
nous avons disposé trois petites images bleues qui représentent
trois galaxies très lointaines. Les traits jaunes illustrent les
trajectoires que parcourt la lumière de ces trois galaxies en
traversant cet immense volume. En l'absence de matière, ces traits
seraient des lignes droites; la présence de matière noire dans
l'Univers perturbe la trajectoire de la lumière, qui suit alors un
parcours compliqué, et déforme l'image de l'objet. La plupart du
temps la lumière traverse l'Univers sans rencontrer d'amas de
galaxies, qui peuvent fortement déformer les images. A proximité de
l'observateur, représentée par l'avant plan de la boite, la
déformation est donc en général faible et l'observer est très
difficile. L'équipe française est cependant parvenue à mesurer cette
déformation.
Pour illustrer ce que
verrait sur le ciel un observateur, il suffit de faire face à la
partie en avant-plan de la boite et d'imaginer que nous faisons face
au ciel nocturne. C'est ce que montre la figure 2. En bleu, sont
superposées des images de galaxies lointaines dont la lumière a
traversé l'Univers. C'est la partie visible de l'image pour
l'observateur. En rouge et blanc sont représentés les longs filaments
de matière noire. Cette partie est donc invisible, même avec les plus
grands télescopes. On voit que les images des galaxies ont une
orientation privilégiée, parallèle à l'orientation des filaments de la
matière noire. Ce phénomène est produit par l'effet de lentille
gravitationnelle. Ainsi, en mesurant la forme et l'orientation des
galaxies lointaines on peut parvenir à ``voir'' la matière noire.
C'est l'objectif ultime de l'équipe française et aussi un des
programmes prioritaires de la grande caméra MegaCam qui sera installée
au CFHT en 2002. (Simulation numérique faite et aimablement
communiquée par S. Colombi, Institut d'Astrophysique de Paris).
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