UNE ÉTUDE PIONNIÈRE SUR L'EMPREINTE CARBONE DE L'EXPÉRIENCE GRAND DE DÉTECTION DES PARTICULES ET DES RAYONNEMENTS PROVENANT DE L'ESPACE
Les expériences de physique et d’astrophysique à grande échelle rassemblent une grande partie du personnel scientifique et absorbent une part importante du budget scientifique. À ce titre, il semble essentiel d’évaluer leur impact environnemental. La stagiaire de l'IAP Clarisse Aujoux (ENSTA) et les chercheuses Kumiko Kotera (IAP) et Odile Blanchard (Université Grenoble Alpes) ont mené une étude pionnière sur l’empreinte carbone du projet international GRAND, publiée dans Astroparticle Physics et Nature Reviews Physics. Cette étude ouvre la voie à la maîtrise de l’impact environnemental des grandes expériences de physique et d’astrophysique.
Le projet GRAND (Giant Radio Array for Neutrino Detection), est organisé et financé par des institutions dans 11 pays incluant la France, la Chine, les Pays-Bas, les USA, et le Brésil. Il vise principalement à détecter les neutrinos, les rayons cosmiques (protons ou noyaux atomiques) ainsi que les rayons gamma provenant de l’espace avec des énergies ultra hautes, afin de comprendre leurs origines astrophysiques, inconnues jusqu'à présent. La détection sera effectuée à l’aide d’un réseau colossal de 200 000 antennes radio sur 200 000 km2 (environ la taille de l’Angleterre), divisé en 20 sous-réseaux, chacun d’une superficie d’environ 10 000 km2, qui seront déployés dans le monde entier. La stratégie de GRAND consiste à détecter les gerbes atmosphériques supérieures à 1017 électronvolts qui sont induites par l’interaction des particules cosmiques de haute énergie avec les molécules de l’atmosphère ou de la croûte terrestre : ces interactions produisent une cascade de particules associées à des rayonnements électromagnétiques dans la gamme des longueurs d’onde radio de 50 à 200 mégahertz.
Figure 1 : Un prototype d’antenne GRAND en cours de test sur le site de déploiement du projet pilote de 300 antennes, GRANDProto300, dans la province du Qinghai, en Chine. Crédit photo : collaboration GRAND.
La collaboration a adopté un plan de construction par étapes visant à valider les techniques clés du réseau, tout en atteignant des objectifs scientifiques importants dans le domaine de la physique des rayons cosmiques à ultra haute énergie, de la radioastronomie et de la cosmologie, dès le début de la construction. Le réseau pilote de 300 antennes, appelé GRANDProto300, devrait être déployé en 2021 (Fig. 1). Il vise à démontrer la détection radio autonome des gerbes atmosphériques inclinées (provenant d'une direction proche de l'horizon) et à effectuer des mesures de la composition et du contenu en muons des rayons cosmiques aux énergies d’environ 1016.5 à 1018 électronvolts. Le premier sous-réseau de 10 000 antennes (GRAND10k) devrait être déployé au milieu des années 2020, et aura la sensibilité nécessaire pour détecter les premiers neutrinos à ultra haute énergie. Dans sa configuration finale GRAND200k, prévue pour les années 2030, la détection devrait permettre d’atteindre une sensibilité au flux de neutrinos 100 fois meilleure que dans les expériences actuelles, et de localiser leurs sources astrophysiques avec une résolution angulaire inférieure au degré sur le ciel, ouvrant ainsi la porte à l’astronomie des neutrinos à ultra haute énergie sur le ciel.
La collaboration GRAND se souciant de son impact sur l’environnement, elle a créé un « comité carbone GRAND ». Comme l’expérience est dans sa phase de prototypage, c’est le moment opportun pour prendre des décisions en fonction de critères environnementaux. La première étape pour prendre de telles mesures consiste à estimer l’empreinte carbone de l’expérience et à évaluer les principales sources d’émission. Une étude pionnière de l’évaluation de l’empreinte carbone globale de l’expérience GRAND a été menée par Clarisse Aujoux (stagiaire de Master à l’Institut d’astrophysique de Paris, élève de l’École Nationale Supérieure des Techniques Avancées - ENSTA), Kumiko Kotera (chercheuse à l’Institut d’astrophysique de Paris, porte-parole de la collaboration GRAND), et Odile Blanchard (professeure d’économie à l’Université Grenoble Alpes, une des coordinatrices de Labos1point5).
L’étude qu’elles ont réalisée porte sur les émissions de gaz à effet de serre provenant de trois sources : les déplacements, les technologies numériques et les équipements matériels. Il est intéressant de constater que ces sources d’émissions ont un impact différent selon les étapes de l’expérience (Figs. 2 et 3). Les technologies numériques et les déplacements prédominent dans la phase de prototypage à petite échelle (GRANDProto300), tandis que les équipements matériels (production et transport des matériaux) et le transfert et stockage des données l’emportent largement sur les autres sources d’émissions dans la phase finale à grande échelle (GRAND200k). Dans la phase à moyenne échelle (GRAND10k), les trois sources contribuent de manière égale.
Figure 2 : La feuille de route (en anglais) du projet GRAND présentant les différentes étapes du projet, avec des informations sur la mise en place envisagée, la croissance du personnel de la collaboration, et les principales sources d’émissions de gaz à effet de serre avec leur contribution en tCO2e/an (nombre total de tonnes d’émissions en équivalent CO2 par an), ainsi que les fractions provenant des composantes numériques, de déplacement et matérielles du projet (source : Aujoux, Kotera & Blanchard, 2021, https://arxiv.org/pdf/2101.02049.pdf)
Figure 3 : Distribution projetée (en anglais) des émissions de gaz à effet de serre de toutes les sources pour les réseaux prévus aux différentes étapes du projet GRAND : GRANDProto300, GRAND10k et GRAND200k. Le titre indique le nombre total de tonnes d’émissions en équivalent CO2 par an dues à chaque source et à chaque stade de l’expérience (source : Aujoux, Kotera & Blanchard, 2021, https://arxiv.org/pdf/2101.02049.pdf).
L’étude a suscité de nombreuses discussions au sein de la collaboration, car divers types d’actions peuvent être mis en œuvre pour atténuer l’empreinte carbone du GRAND, à toutes les étapes du déploiement du projet :
— Les émissions liées aux déplacements peuvent être réduites en encourageant les collaborateurs locaux à effectuer des missions sur place ou en demandant aux collaborateurs internationaux de rester plus longtemps sur le site de l’expérience plutôt que d’effectuer plusieurs voyages de quelques jours seulement. Les émissions dues aux déplacements peuvent également être réduites en optimisant le lieu des réunions, en limitant le nombre de participants de la collaboration, en optant pour certaines réunions virtuelles et en combinant des réunions virtuelles et physiques.
— Les options permettant de réduire les émissions liées aux technologies numériques comprennent la réduction du volume de données à archiver. La collaboration élabore déjà des stratégies de réduction des données afin de réduire d’un facteur 10 000 à 100 000 l’empreinte carbone du transfert et du stockage des données. Il a également été constaté que l’envoi régulier des disques contenant les données d’archives par courrier aérien serait largement moins émetteur que le transfert des données par Internet. En ce qui concerne les émissions provenant des simulations et de l’analyse des données, le défi consiste à réduire les millions d’heures de calcul prévues chaque année. Des mesures incitatives visant à évaluer le rapport coût/bénéfice des simulations pourraient contribuer à réduire l’empreinte carbone dans les années à venir.
— La réduction des émissions dues à la fabrication et au transport de l’équipement matériel sera une priorité absolue pour la conception de la phase GRAND200k, car ces émissions devraient représenter la majeure partie de l’empreinte carbone dans cette configuration finale du projet. Il s'agira d’optimiser le coût environnemental des matériaux utilisés pour les antennes, les panneaux solaires et les batteries, d’établir un plan de recyclage, et le suivi du transport depuis les sites de production vers les sites des réseaux d’antennes.
Cette étude a été publiée dans un article de la revue Nature Reviews Physics. La méthodologie présentée est totalement transparente et utilise des données en accès libre, ce qui rend la méthode applicable à tout autre consortium scientifique. La collaboration GRAND prendra plusieurs mesures en réponse à cette étude. Les différents plans d’action proposés pour chaque source d’émission seront documentés dans une « politique verte » de GRAND, que chaque membre de la collaboration sera encouragé à suivre, afin de réduire l’empreinte carbone collective du projet.
Références
Article (en anglais) de Nature Reviews Physics : Aujoux, Blanchard & Kotera, 2021, “How to assess the carbon footprint of a large-scale physics project” https://doi.org/10.1038/s42254-021-00325-2 (version publique)
Article (en anglais) de Astroparticle Physics : Aujoux, Kotera & Blanchard, 2021, “Estimating the carbon footprint of the GRAND project, a multi-decade astrophysics experiment” https://doi.org/10.1016/j.astropartphys.2021.102587 (version publique)
Article (en anglais) de Science China Physics, Mechanics & Astronomy : Álvarez-Muñiz et al. 2020, “The Giant Radio Array for Neutrino Detection (GRAND): Science and Design” https://doi.org/10.1007/s11433-018-9385-7 (version publique)
Liens
Dans Astroparticle Physics European Consortium (APPEC) 2021 (en anglais) : “Interview with Clarisse Aujoux, Kumiko Kotera and Odile Blanchard on the first carbon footprint study of an astroparticle physics experiment” https://www.appec.org/news/carbon-footprint-study-for-the-grand-project
Article (en allemand) dans Spiegel en 2021 : “Wie klimaschädlich darf Grundlagenforschung sein?” https://www.spiegel.de/wissenschaft/mensch/grundlagenforschung-wie-klimaschaedlich-darf-sie-sein-a-86856f22-ffc9-45e0-98b2-0cda2ca67ea5
Rédaction et contact
Kumiko KoteraInstitut d’astrophysique de Paris, CNRS, Sorbonne Université
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Mise en page et iconographie : Jean Mouette
Août 2021