UN CIMETIÈRE D’ÉTOILES DANS LE CŒUR DE L’AMAS GLOBULAIRE NGC 6397
Le deuxième amas globulaire le plus proche de la Terre, NGC 6397, pourrait héberger une concentration de masse invisible principalement composée de trous noirs. Ces résultats furent obtenus en analysant, grâce à des outils statistiques sophistiqués, les positions et vitesses des étoiles visibles dans l’amas, observées avec différents télescopes depuis l’espace et le sol.
Figure 1 : Image de l’amas globulaire NGC 6397, obtenue en combinant des images dans deux filtres optiques prises par le télescope spatial Hubble. Crédits : NASA, ESA, T. Brown, S. Casertano et J. Anderson (STScI)
Lorsqu’une étoile épuise ses sources d’énergie de fusion nucléaire, cela conduit à une « étoile morte », souvent une naine blanche (qui est empêchée de s’effondrer sous son propre poids par la pression des électrons) ; ou, si au départ sa masse est d’au moins environ 8 fois celle du Soleil, une étoile à neutrons (qui est empêchée de s’effondrer sous son propre poids par des forces nucléaires) ; les deux types d’objets émettent très peu de lumière. En revanche, la gravité d’une étoile au-dessus de 20 fois la masse du Soleil est si intense que rien ne peut arrêter son effondrement, conduisant à la formation d’un trou noir : une singularité où toute la masse est concentrée, entourée d’une petite sphère virtuelle appelée « horizon des événements », de laquelle même la lumière ne peut s’échapper. Ces objets sont appelés trous noirs de masse stellaire.
Les trous noirs font partie de l’imagination des scientifiques depuis le début du siècle dernier. Au départ, ils n’étaient qu’une solution théorique aux nouvelles équations de la relativité d’Einstein. Des efforts importants ont été faits pour détecter ces objets, la difficulté étant qu’aucune lumière ne peut s’échapper de l’intérieur d’un trou noir. Par conséquent, il est impossible d’observer directement un tel objet, il faut plutôt déduire sa présence de la matière qui l’entoure, qui aurait des propriétés et des émissions différentes si aucun trou noir n’était présent.
Récemment, deux collaborations scientifiques ont fait des percées dans la physique des trous noirs. Premièrement, depuis 2015, des preuves sans équivoque de fusions de trous noirs proviennent des ondes gravitationnelles détectées par la collaboration LIGO (Laser Interferometer Gravitational-Wave Observatory), car les fusions d’objets très massifs et proches produisent des perturbations dans l’espace-temps. Puis, en 2019, le télescope Event Horizon, une collaboration de plusieurs radiotélescopes autour de la Terre, a obtenu l’image d’un trou noir au centre de la galaxie géante Messier 87, dont le contour est dessiné par le gaz chaud environnant[1]. Dans les centres des galaxies, les trous noirs sont supposés être supermassifs, avec des masses de plusieurs millions à milliards de fois celle du Soleil.
Entre les trous noirs de masse stellaire et les supermassifs, les astronomes s’attendent à l’existence de trous noirs de masse intermédiaire, avec des masses comprises entre 100 et 100 000 fois celle du Soleil. Seuls quelques rares trous noirs de cette classe ont été confirmés avec fiabilité[2],[3]. On s’attend à ce que des trous noirs de masse intermédiaire se trouvent à l’intérieur d’amas globulaires, qui sont des concentrations quasi-sphériques d’étoiles pouvant contenir jusqu’à un million d’entre elles. Certains de ces systèmes sont presque aussi vieux que notre Univers lui-même. La partie centrale (ou « noyau ») de ces amas d’étoiles est si dense que les étoiles sont 100 à 1000 fois plus proches les unes des autres que le Soleil et ses étoiles voisines. Compte tenu de ces densités élevées, les étoiles devraient interagir et entrer en collision dans le noyau de l’amas, ce qui peut conduire à la formation de trous noirs de masse intermédiaire.
Le doctorant Eduardo Vitral et son directeur de thèse Gary Mamon, tous deux de l’Institut d’astrophysique de Paris (IAP), ont étudié l’un des amas globulaires les plus proches de notre galaxie, NGC 6397 (voir Figure 1). Cet amas a la particularité d’être un système assez rare « à cœur effondré » : ses étoiles sont de plus en plus proches les unes des autres lorsqu’on se rapproche de son centre. Les astrophysiciens ont choisi cet amas car sa proximité rend les données d’observation très précises, et sa densité centrale élevée en fait un lieu propice à l’existence d’un trou noir de masse intermédiaire.
Eduardo Vitral et Gary Mamon ont analysé les vitesses et les positions de quelques milliers d’étoiles de NGC 6397 mesurées avec trois des télescopes les plus performants actuellement : le télescope spatial Hubble, le satellite Gaia et le Very Large Telescope au Chili (équipé du spectrographe MUSE). Les vitesses des étoiles dans un amas retracent la distribution de la masse : plus elles se déplacent rapidement, plus il y a de masse. Mais l’analyse est complexe, du fait de notre manque de perception de la profondeur au sein de l’amas. Les deux astrophysiciens ont utilisé une nouvelle méthode sophistiquée pour ajuster aux mouvements observés, à la fois la façon dont la masse est distribuée à travers l’amas, et les formes des trajectoires suivies par les étoiles dans l’amas. Fait intéressant, l’analyse a montré que les formes des orbites des étoiles sont proches du hasard dans tout l’amas, plutôt que les orbites très allongées qui sont attendues dans les régions extérieures, pour des raisons qu’il reste à comprendre.
Les modèles indiquent également que de la matière invisible est nécessaire pour expliquer les distributions et les orbites observées des étoiles. Cette matière pourrait se présenter sous la forme d’un trou noir de masse intermédiaire d’environ 500 fois la masse du Soleil situé au centre de l’amas. Cependant, une collection compacte d’étoiles invisibles, avec une étendue spatiale de seulement quelques pour cent de celle des étoiles visibles, fournit de loin le meilleur ajustement des mouvements et de la distribution des étoiles sur le ciel. La masse estimée de ces étoiles invisibles représente également quelques pour cent de celle des étoiles visibles. Ceci est illustré dans la Figure 2, dans laquelle on compare les étalements observés et prévus des vitesses à différents endroits de l’amas.
Figure 2 : Etalement statistique de la composante des vitesses projetées sur le ciel et pointant vers ou en sens opposé du centre de l’amas, pour les étoiles les plus brillantes de NGC 6397 en fonction de la distance projetée au centre de l’amas (en échelle logarithmique). Trois classes de modèles sont présentées : sans aucune matière invisible (à gauche) ; avec un trou noir de masse intermédiaire d’environ 500 fois la masse du Soleil (au milieu) ; avec une masse invisible étendue, constituée principalement de trous noirs, mais aussi des naines blanches et des étoiles à neutrons (à droite). Les carrés rouges indiquent les points de données dérivés des observations avec les télescope spatiaux Hubble et Gaia. Les courbes en noir montrent le plus probable de chaque classe de modèle, et les zones en bleu mettent en évidence leurs incertitudes. La comparaison des trois graphiques montre qu’avec une masse invisible étendue (à droite), on parvient à rendre compte des étalements de vitesses entre 0,2 et 0,4 année-lumière, sans les surestimer à des distances plus petites.
La petite taille de la masse supplémentaire et l’absence de lumière émise suggèrent qu’elle est composée des restes sombres d’étoiles massives, qui se sont progressivement déplacées vers le noyau de l’amas globulaire, en transférant leur énergie orbitale vers des étoiles moins massives présentes à proximité. Les astrophysiciens ont appliqué la théorie de l’évolution stellaire reliant les masses finales des étoiles à leurs masses lors de leur formation. Ils en ont conclu qu’environ 60% de leur composante sombre étendue devraient être des trous noirs de masse stellaire, tandis que les 40% restants seraient constitués de naines blanches et d’étoiles à neutrons. Le modèle suggère qu’il pourrait y avoir environ 60 trous noirs avec des masses entre 5 et 50 fois la masse du Soleil dans le noyau de NGC 6397, ce qui équivaut, avec les naines blanches et les étoiles à neutrons, à une masse totale de 1000 à 2000 fois celle du Soleil.
Cette étude pointe vers un « cimetière » d’étoiles dans le noyau de l’amas globulaire, fait de trous noirs, de naines blanches et d’étoiles à neutrons. C’est aussi la première preuve indirecte d’une population de trous noirs dans un amas globulaire « à cœur effondré ». Deux autres études ont suggéré en 2019 que des concentrations de trous noirs stellaires pouvaient reproduire les vitesses des étoiles dans les amas globulaires aux cœurs « non effondrés » Omega Cen[4] et 47 Tuc [5]. L’atout de la présente analyse de NGC 6397 est l’estimation de la masse et de l’étendue spatiale de la concentration invisible d’étoiles, ainsi que des incertitudes sur ces estimations (voir Figure 2).
Les deux astrophysiciens se demandent si d’autres amas globulaires « à cœur effondré » hébergent de tels « cimetières » d’étoiles en leur centre, et si les localisations de ces amas au sein de La Voie Lactée (et leurs orbites autour d’elle) sont différentes de celles pour les autres amas. Les données existantes du télescope spatial Hubble et les données améliorées du satellite Gaia pourraient être utilisées pour dévoiler davantage de systèmes de ce type. Les astrophysiciens se demandent également si les fusions des trous noirs, entassés de façon très serrée au sein de NGC 6397, peuvent être une source importante d’ondes gravitationnelles, qui pourraient être détectées par l’expérience LIGO. Lorsque les trous noirs fusionnent, ils reçoivent de très grandes impulsions pour équilibrer la quantité de mouvement provenant du rayonnement gravitationnel anisotrope. Ces impulsions peuvent être assez fortes pour permettre au nouveau trou noir, résultant de la fusion, de s’échapper de l’amas. Le résultat présenté ici est valide sous l’hypothèse que seule une faible fraction des trous noirs est éjectée de l’amas.
Liens
Article (en anglais) d’Astronomy and Astrophysics : Vitral & Mamon, 2021, « Does NGC 6397 contain an intermediate-mass black hole or a more diffuse inner subcluster? » https://doi.org/10.1051/0004-6361/202039650 (Version publique)
Communiqué de presse (en anglais) de la NASA : « Hubble uncovers a concentration of small black holes »
Article (en anglais) de The New-York Times : « Hunting for a Giant Black Hole, Astronomers Found a Nest of Darkness »
Références
[1] Communiqué de presse (en anglais) de la NASA : « Black Hole Image Makes History; NASA Telescopes Coordinated Observations » ; et
article (en anglais) de l’Astrophysical Journal Letters : the Even Horizon Telescope collaboration, Akiyama et al., 2019, « First M87 Event Horizon Telescope Results. I. The Shadow of the Supermassive Black Hole » https://iopscience.iop.org/article/10.3847/2041-8213/ab0ec7 (Version publique)
[2] Article (en anglais) de Physical Review Letters : Abbott et al., 2020, « GW190521: A Binary Black Hole Merger with a Total Mass of 150M⊙ » https://journals.aps.org/prl/pdf/10.1103/PhysRevLett.125.101102 (version publique)
[3] Communiqué de presse (en anglais) de la NASA : « Hubble Finds Best Evidence for Elusive Mid-Sized Black Hole » ; et
article (en anglais) de l’Astrophysical Journal Letters : Lin et al., 2020, « Multiwavelength Follow-up of the Hyperluminous Intermediate-mass Black Hole Candidate 3XMM J215022.4−055108 » https://iopscience.iop.org/article/10.3847/2041-8213/ab745b (version publique)
[4] Article (en anglais) de Monthly Notices of the Royal Astronomical Society : Zocchi et al. 2018, « The effect of stellar-mass black holes on the central kinematics of ω Cen: a cautionary tale for IMBH interpretations » https://academic.oup.com/mnras/article-abstract/482/4/4713/5036534 (version publique)
[5] Article (en anglais) de l’Astrophysical Journal : Mann et al. 2019, « A Multimass Velocity Dispersion Model of 47 Tucanae Indicates No Evidence for an Intermediate-mass Black Hole » https://iopscience.iop.org/article/10.3847/1538-4357/ab0e6d (version publique)
Rédaction et contacts
- Eduardo Vitral
Institut d’astrophysique de Paris, CNRS, Sorbonne Université
eduardo.vitral [à] iap [point] fr
- Gary Mamon
Institut d’astrophysique de Paris, CNRS, Sorbonne Université
gary.mamon [à] iap [point] fr
Rédaction web : Valérie de Lapparent
Mise en page et iconographie : Jean Mouette
Février 2021